Depuis quelques jours, j’ai ce sentiment désagréable dont je n’arrive pas à me débarrasser. Cette petite appréhension plane au-dessus de ma tête, me rappelant toutes les petites choses que je ne contrôle pas : le train de ce matin entre Paris et Londres qui passe sous la Manche, le rhume que j’ai attrapé il y a quatre jours et que je n’arrive pas à combattre, les aéroports et les vols que je vais devoir gérer pour rentrer chez moi - tout ce qui est nécessaire pour voyager en raison de la tournée Adidas qui mène à la sortie, demain, de ma chaussure professionnelle.
Je ne peux donc pas vraiment me plaindre. C’est tout ce que j’ai toujours voulu et ce pour quoi j’ai travaillé si fort. En tant que personne ayant lutté contre un trouble anxieux pendant près de trente ans - et oui, je n’ai que 30 ans - cette appréhension n’a rien de nouveau. Lorsqu’elle se manifeste, je l’affronte en utilisant une tonne d’outils, dont la planche à roulettes. Je sais donc que même si je me suis réveillée anxieuse, le programme d’aujourd’hui - organisé autour de la découverte des meilleurs endroits pour faire de la planche à roulettes à Londres - contribuera automatiquement à faire taire cette voix alarmiste qui résonne dans ma tête.
Mais, à chaque fois que je saute sur ma planche à roulettes, je réalise que ce sentiment ne disparaît pas vraiment. Je ne m’amuse pas beaucoup, mais je le fais quand même, pensant que le fait de bouger continuellement pourrait éventuellement m’aider. En fin d’après-midi, nous arrivons au dernier endroit : le rond-point de Wandsworth. Vous savez, le lieu tristement célèbre de la scène d’ouverture du film « Orange mécanique » de Stanley Kubrik. Je ne fais pas le lien au début, mais après, c’est tellement clair. Et effrayant.
Environ cinq mois avant ce voyage, j’ai fait quelque chose d’un peu inhabituel et j’ai consulté une voyante. Un ami me l’avait suggérée et je me suis dit : « Pourquoi pas? » Après tout, j’étais dans une période de transition — je sortais d’une rupture, j’allais avoir 30 ans, je déménageais — cela pouvait être intéressant
Sceptique, j’ai tout de même plongé. La voyante a commencé à me dire des choses qu’elle ne pouvait pas savoir et qui étaient déjà vraies ou qui, très peu de temps après, le sont devenues. L’une de ses prédictions était que j’irais à Paris cet été. C’était le cas. Une autre était un avertissement explicite de ne pas toucher de près ou de loin à tout ce qui concerne le film « Orange mécanique ». Pardon? C’était tellement un avertissement bizarre. J’ai décidé de l’ignorer.
Six mois plus tard, me voici au bord des rives de Wandsworth. Les paroles de la voyante me reviennent en tête à la vitesse de l’éclair.
Deux de mes amis viennent tout juste de tomber en descendant la même pente abrupte sur laquelle je me trouve. Je ne me sens pas bien. Honnêtement, cet endroit ne me plaît pas du tout. Et si je tombe aussi? Ou je ne me retourne pas à temps et atterris sur ma cheville? Et si je me casse quelque chose?
Je prends une grande respiration. Je me fais confiance. J’ai fait ceci un million de fois. Je contrôle la situation. Tout va bien. Je vais bien. Je me lance. Lorsque je tente un ollie, j’atterris mal — en plein sur ma cheville — et j’entends un craquement.
C’est pas vrai! Assise en bas de la pente, le pied en l’air, je sais que je fais face à la pire blessure de ma carrière. Je pourrais paniquer et laisser mes pensées divaguer sur la gravité de la situation, me perdre dans les méandres des opérations chirurgicales et de la convalescence. De ne pas pouvoir remonter sur une planche.
Mais étrangement, ce n’est pas le cas. Ces pensées tentent de remonter à la surface, mais je les repousse en respirant lentement et régulièrement. C’est... correct? Peut-être pas. Mais, ça va être correct. Oui. Un calme s’installe en moi et je me dis qu’il faut accepter la situation telle qu’elle se présente. Le reste du voyage est un peu flou. Mais, ce n’est pas négatif. Avec ma cheville cassée et des antidouleurs qui me laissent un peu dans un état second, je suis entourée d’amis pour le lancement de ma chaussure professionnelle. Et c’est au-delà de mes attentes.
Les mois postopératoires se résument à un mot : guérison. Mon objectif est de revenir encore plus forte. Comme je ne peux pas faire de la planche à roulettes, je me tourne vers l’art, mon autre moyen de lutter contre l’anxiété. Je passe des journées entières à peindre et à dessiner. Parfois, je ne fais rien d’autre que de m’asseoir sur le canapé et de regarder mes émissions préférées en rafale. Normalement, une telle inactivité déclencherait de l’anxiété, mais en ce moment, je sais que le repos est tout aussi important que ma physiothérapie.
Quiconque s’est remis d’une blessure grave sait que les blessures mentales sont tout aussi réelles que les blessures physiques. Je dois maintenant mettre en pratique tout ce que j’ai appris en physiothérapie, afin de ne pas me blesser à nouveau. Je réapprends des choses qui sont gravées dans ma mémoire musculaire depuis des décennies. Je réapprends à faire des chutes et à éviter des obstacles. J’ai maintenant cette hypervigilance sur le fonctionnement de mon corps, et rien n’est plus comme avant. Ce ne le sera probablement jamais. Mais c’est correct. Du plâtre à la botte, en passant par le port de poids minimal, je me concentre sur mon objectif. Et quand vient le moment de me séparer de mon adorable marchette, je remonte tout doucement sur ma planche. Cela prend du temps, mais je retrouve la forme.
Cela fait plus d’un an que je me suis blessée et je cherche encore comment faire le lien entre le mental et le physique. Je ne me fais pas totalement confiance dans ces deux domaines. Enfin, pas encore. Et c’est correct aussi. Avec le recul, on peut dire que c’était plutôt cocasse : Je me suis cassé la cheville la veille du lancement de ma chaussure professionnelle.
J’ai passé des décennies à laisser mes angoisses diriger mes actions. Il m’a fallu 24 ans pour apprendre à les affronter et à accepter les situations que je ne peux pas contrôler. Ce n’est pas une voyante, un rhume tenace ou la malchance liée à un film terrifiant qui ont provoqué ma blessure à la cheville. Les gens se blessent — particulièrement dans le monde de la planche à roulettes. Et après cette dernière année, je sais que quoi qu’il arrive, peu importe le scénario, je m’en sortirai toujours.