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Outils pour l’ascension

Histoire: Malik Martin | Photos: Jimmy Chin, Max Lowe | Film: Chris Murphy & Max Lowe | Lieu: Granite Peak, MT; Grand Teton, WY


En 2020, Conrad a communiqué avec moi. Il m’a dit qu’il voulait me sortir de la ville et faire un voyage. J’étais sur le terrain à couvrir les manifestations au sujet de George Floyd, ici à Memphis, depuis 21 jours; j’avais l’impression d’aller à la guerre tous les soirs sans savoir si j’allais aller en prison, mourir ou rentrer chez moi. À l’autre bout du pays, chez lui à Bozeman, au Montana, Conrad suivait tout cela par mes comptes de médias sociaux, le voyant à travers mes yeux, mais aussi comme parent inquiet. Le voyage dont il parlait était censé être une sorte d’évasion, des vacances agréables pour se détendre et échapper à toute l’agitation et au stress de la ville. Je venais juste de quitter ces manifestations. J’étais tellement secoué que je n’ai pas vu le risque d’une petite expédition avec Conrad. De plus, je suis toujours prêt pour de folles aventures et j’aime laisser mon art et ma curiosité guider mes intérêts. C’est ainsi que je me suis retrouvé à escalader le Grand Teton avec deux des grimpeurs les plus réputés au monde. 


Mais, avant d’aborder cette histoire d’escalade, je veux que les choses soient claires : Je ne me considère pas comme un grimpeur. Je suis un artiste. Je n’ai commencé l’escalade qu’après avoir regardé « The Dawn Wall » en 2017. C’est la cinématographie et le style artistique qui ont retenu mon attention, pas vraiment l’escalade. Mais j’étais prêt à relever le défi pour apprendre une nouvelle façon de photographier et de composer. Je me suis donc rendu à notre salle d’escalade communautaire, Memphis Rox, qui venait d’ouvrir dans le quartier. Auparavant, c’est en voulant photographier mes amis amateurs de planche à roulettes que j’ai fait mes premiers pas en photographie en apprenant les bases comme changer la vitesse d’obturation et les différentes profondeurs de champ. Ce faisant, j’ai aussi appris à faire de la planche à roulettes. Donc, non, je ne suis pas un « grimpeur ». En fait, je ne comprends pas la personne qui fait une randonnée jusqu’au camp de base, qui voit le pic et qui dit : « Vous savez quoi? Je vais aller tout là-haut. » Non. Je ne comprends vraiment pas. Mais Conrad Anker est comme ça. Nous nous sommes rencontrés lorsqu’il est arrivé à Memphis Rox lors des activités pour la Journée mondiale de l’escalade en 2018. Il y avait un certain engouement autour de son arrivée. C’est une grosse pointure. Et, à l’époque, il était le chef de l’équipe d’escalade de The North Face. Mais je n’aime pas me fier à ce qu’on dit des gens. Je préfère simplement les rencontrer par moi-même. Alors, ne le lui dites pas... mais je n’ai pas regardé son film « Meru » avant de le rencontrer. 


Mais le regarder grimper, c’était autre chose. Le temps que je grimpe pour prendre une photo d’en haut, il était monté déjà deux fois. Je venais tout juste de commencer à grimper et j’avais encore le vertige, mais il ne m’a jamais mis mal à l’aise en raison de mes capacités limités. Il a compris que la raison pour laquelle j’étais là, c’était la photo. Il m’a donc aidé à perfectionner ma technique pour monter le mur et prendre des photos vers le bas. Conrad a reconnu, respecté et encouragé ma curiosité et mon intérêt naturels, ce que j’ai apprécié. Au cours de l’année qui a suivi, nous sommes restés en contact. Il m’avait parlé de son ami de l’équipe The North Face, Manoah Ainuu, et il voulait nous mettre en contact. Conrad a été un mentor pour de nombreux grimpeurs au fil des ans et Manoah en est un. Mais avançons rapidement d’un an jusqu’à la prochaine Journée mondiale de l’escalade à Memphis Rox. Conrad n’a pas pu venir, mais Manoah, lui, est venu et ça a cliqué entre nous. 


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Peu de temps après, j’ai été embauché pour photographier l’événement « Color the Crag » de Horse Pens 40 à Steele, en Alabama. C’était ma première expérience d’escalade à l’extérieur et l’idée de mettre mon œil journalistique au travail dans un nouveau contexte m’enthousiasmait. C’est là que j’ai commencé à envisager sérieusement de continuer cette activité à l’avenir. Pendant « Color the Crag », les astres ont commencé à s’aligner et j’ai fini par travailler avec Conrad, Manoah et les cinéastes Chris Murphy et Max Lowe, le fils de Conrad. Nous avons ensuite préparé le voyage d’escalade sur glace qui est devenu notre film « Black Ice ».


C’est pendant que je prenais des photos pour « Black Ice » au canyon Hyalite, au Montana, que Conrad et moi avons commencé à nous rapprocher. Le fait d’être dans la nature sauvage offre des occasions de tisser des liens qu’on ne peut pas provoquer autrement. Nous passions du temps le matin à allumer le feu ensemble. Tout le monde sait que Conrad se réveille incroyablement tôt. Mais puisque, au fond, je suis un vieil homme qui se réveille tôt, et que le décalage horaire jouait à mon avantage, j’étais debout avant Conrad. C’est devenu quelque chose d’important. Ces matins tôt nous ont permis d’être seuls tous les deux à préparer le feu. 


En apparence, nous ne pourrions pas être plus différents. Conrad est si réservé, si silencieux. Il ne veut jamais faire de vagues. Et je suis tout le contraire. J’aime brasser les choses. Je suis jeune et noir dans une profession où on essaye toujours de vous exploiter. Je me suis donc, comment dire?, eh bien, bataillé avec quelques personnes. Et Conrad essaiera toujours d’être un médiateur ou de me donner des conseils comme « Malik, je ne pense pas que tu devrais brasser les choses ». Et je lui réponds : « J’ai déjà commencé. Trop tard. » Mais il fait de son mieux pour que je garde mon sang-froid et que je ne perde pas les pédales. Il est toujours là pour moi. En me permettant d’entrer dans son cercle, il m’a aidé à me légitimer professionnellement dans cette industrie. C’est pourquoi j’appelle Conrad mon « père de montagne ». Il s’occupe de moi et il m’appuie dans tout ce que je fais.


Et, lors de ces petits matins à Hyalite Canyon, nous avons découvert que nous partageons une chose plus profonde en commun : il a perdu tous ses amis chers en montagne. Et j’ai perdu tous les miens dans la banlieue. Nous connaissons tous deux la culpabilité du survivant qui pense : « J’aurais préféré que ce soit moi ».


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Avant notre expédition au Grand Teton, Manoah et Max se sont joints à moi et Conrad dans l’ascension de Granite Peak, au Montana, la crête de pics dans les montagnes Beartooth. Mon inexpérience et mon manque de connaissances en alpinisme m’ont amené à penser qu’il s’agirait d’une balade près d’un camping local. Mais j’avais tort. Conrad est l’un des grimpeurs les plus célèbres et vénérés au monde, alors, je pensais qu’il saurait planifier une expédition pour un débutant. Eh bien, non. Ce qui est facile pour lui, c’est la mort à petit feu pour tout être humain normal.


Conrad m’avait dit qu’il s’agissait d’une randonnée de huit ou neuf kilomètres jusqu’au camp de base, où nous nous reposerions avant l’ascension du sommet. Alors, je me suis dit : « Génial. C’est très bien. » Eh bien, après quatre ou cinq heures, je lui demande : « Hé, Conrad. Est-ce qu’on est presque arrivés? » Il me répond : « Oui, tu vois cette crête là-bas? Nous allons la traverser. » OK. Nous passons par-dessus la crête. Il dit ensuite que nous devons traverser la prairie devant nous. Mais attention, c’est une prairie dont on ne voit pas la fin. En fait, il faut aller vers l’est, encore vers l’est et toujours plus vers l’est. Deux heures plus tard, je relance Conrad : « Bon, voilà! C’est la fin de la prairie. Nous y sommes alors? » Non. Notre avenir comporte encore un champ de talus et un pont de neige. Mais nous devons continuer parce que nous sommes au milieu du territoire des ours. Impossible de s’arrêter pour se reposer.


Conrad savait que je voulais être le premier photographe noir à faire partie de l’équipe d’escalade de The North Face. Mais, après avoir marché 12 à 13 heures consécutives, Conrad m’a dit : « Si tu veux faire partie de l’équipe de The North Face, ce sera ça ta vie ». Il voulait probablement m’encourager. Mais, à ce moment-là, j’étais tellement épuisé que j’ai plutôt pensé : « Mais, qu’est-ce que je fais ici? Ça n’en vaut pas la peine. »


Enfin, nous finissons par arriver au camp de base. J’ai les pieds en compote. Je monte ma tente aussi rapidement que possible. Je suis encore en train de m’adapter à l’altitude, mais je me force quand même à manger un peu et à boire de l’eau. Nous avons ensuite une journée de repos. Le lendemain, nous nous réveillons à 1 h du matin pour l’ascension au sommet. Conrad dit que nous grimperons les quelque 3600 mètres jusqu’à la crête enneigée. Mais, après avoir jeté un coup d’œil, je me dis : « Tout ça n’a pas l’air sécuritaire ». C’est à peine plus large que quelques coussins de canapé et c’est là que nous allons grimper. Et nous n’avions ni crampons ni vrais pics à glace ni rien d’autre parce que c’était l’été et que ce n’était pas censé être une escalade de glace. Conrad dit alors : « Pas de problème, c’est facile. Il suffit de mettre un pied devant l’autre. Mais un faux pas signifie une chute de 4 000 mètres. »


Je regarde ce pont de neige et je ne sais pas si c’est la peur ou mon intuition de personne noire, mais je me dis : « J’ai un mauvais pressentiment. Je ne pense pas que nous devrions faire ça. » Je n’essaie pas de gâcher l’expédition, mais je ne veux vraiment pas y aller. J’ai peur. Je préfère être en sécurité plutôt que mort. Je suis peut-être la seule personne de toute ma famille à pouvoir changer notre vie financièrement. Je ne peux pas faire n’importe quoi et mourir ici. Si je meurs dans les montagnes, il n’y a aucune gloire pour moi. Trop de gens comptent sur moi. 


Heureusement, Manoah et Max étaient tous deux d’accord. L’expédition a pris fin et nous sommes rentrés. Grimper pendant huit ou neuf heures, puis ne pas pouvoir continuer vers le sommet et devoir rentrer laisse toutefois un goût amer. Mais c’est là le problème de la culture en alpinisme, cette propension à toujours « Pousser » coûte que coûte. Puis des gens meurent.


On voit toujours l’adrénaline comme une « force qui nous pousse », mais, lors de cette excursion, l’adrénaline dure cinq ou six heures, et, dès que vous rentrez chez vous, vous vous effondrez. La tour Gallatin a été ma première montée en plusieurs relais et j’ai fait l’ascension de l’arête Skyline. Je suis toujours fier de ce que nous avons accompli et de ce que j’ai personnellement et mentalement surmonté pour y parvenir. 


Après Granite Peak, nous nous sommes rendus chez Conrad à Bozeman jusqu’à Jackson Hole pour retrouver Jimmy Chin pour notre ascension du Grand Teton. À ce moment-là, je me sentais prêt pour le Grand Teton, car je savais que j’avais déjà connu des conditions plus difficiles. Et, même si je ne me préoccupais habituellement pas des personnes célèbres, j’étais un peu nerveux à l’idée de rencontrer Jimmy. J’espérais être un assez bon photographe pour gagner son respect. 


Le Grand Teton est unique. Pour Granite Peak, nous avons dû rouler jusqu’au milieu de nulle part, puis marcher encore plus loin, toujours au milieu de nulle part. Mais ici, le Grand Teton est toujours à portée de vue. Il exige votre attention. Nous avons campé à l’extérieur chez Jimmy pour voir le Grand Teton sous les étoiles. Ici, je peux déconnecter. Je me sens plus proche de mes ancêtres et des personnes qui m’ont précédé. Je suis capable de revenir à mes instincts primitifs et à la volonté de ne pas mourir. Et tout me rappelle que je ne suis pas ici pour la gloire. C’est très important de me remettre dans cet état d’esprit avant de me lancer dans une autre ascension, surtout avec Conrad et Jimmy. 


Je prétends qu’il n’y a pas de mal à ce que l’alpiniste moyen ou l’amoureux de l’arrière-pays ne mette pas sa vie en danger. Il n’est pas nécessaire de frôler la mort pour que cela en vaille la peine. Parce que, même si j’adore le plein air, quand il s’agit d’extrêmes, j’essaie encore de trouver ma place. Est-ce que j’essaie d’être le premier photographe noir à faire partie de l’équipe d’escalade de The North Face? Ou est-ce plus simple que ça, plus personnel? 


À un moment, pendant la randonnée, j’ai vraiment dû faire le point avec moi-même et réfléchir à ma motivation. Grandir dans le quartier South Memphis est un exploit. C’est à la fois un endroit si dur et si magnifique. Mais cela m’a appris à écouter mon intuition et à me faire confiance. Je me rends compte que je ne peux m’aventurer dans les bois qu’avec Conrad, car le plein air est comme la vie qu’on m’a donnée; dure et impitoyable. Je veux toujours que Memphis soit fière de moi, car elle m’a donné les outils nécessaires à mon ascension : ma curiosité artistique, mes instincts et, finalement, ma relation avec Conrad. Il comprend le sentiment de culpabilité du survivant que j’éprouve.


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Mais il m’a aussi appris la valeur de la souffrance dans l’ascension : choisir de laisser les expériences difficiles me construire. Tout ce que je peux faire, c’est me lancer avec les bons outils pour surmonter la souffrance, puis regarder en arrière et voir le chemin parcouru et ce que nous sommes devenus en cours de route. Après avoir vécu l’expérience du Granite Peak et du Grand Teton, je vois maintenant la souffrance et la vie en plein air d’un autre œil. Je me pousse à aller plus loin parce que je comprends qu’il ne s’agit pas de moi. C’est pour les autres Noirs. C’est pourquoi j’y vais, pour être la voix de ma communauté. 


Je considère également que le fait d’avoir ce courage et cette volonté de se mettre mal à l’aise pour une plus grande cause ou un plus grand objectif constitue une force particulière. Sortir de ma maison chaude et douillette pour aller geler sur le flanc du pic pendant quelques semaines nourrit un besoin plus fondamental. Cela permet de garder mes pouvoirs aiguisés. C’est pour ça que, maintenant, je vais marcher 6, 7 ou même 8 km en ville. Parce que j’ai envie de me mettre à l’épreuve ce jour-là. 


Je suis retourné au Grand Teton l’année dernière avec un groupe d’amis pour notre prochain documentaire. Et je n’arrive vraiment pas à croire que je l’ai escaladé. Cette montagne est incroyable. J’espère que lorsque le commun des mortels me regarde, il se dit : « Moi aussi, je peux le faire ». Je veux inspirer les Noirs du quartier. Je veux qu’ils me regardent et qu’ils comprennent que des portes ont été ouvertes et que, s’ils veulent se donner la peine de les traverser, un monde de merveilles les attend. Peut-être que je peux être un artiste et « le grimpeur du commun des mortels » en même temps.