Avant notre expédition au Grand Teton, Manoah et Max se sont joints à moi et Conrad dans l’ascension de Granite Peak, au Montana, la crête de pics dans les montagnes Beartooth. Mon inexpérience et mon manque de connaissances en alpinisme m’ont amené à penser qu’il s’agirait d’une balade près d’un camping local. Mais j’avais tort. Conrad est l’un des grimpeurs les plus célèbres et vénérés au monde, alors, je pensais qu’il saurait planifier une expédition pour un débutant. Eh bien, non. Ce qui est facile pour lui, c’est la mort à petit feu pour tout être humain normal.
Conrad m’avait dit qu’il s’agissait d’une randonnée de huit ou neuf kilomètres jusqu’au camp de base, où nous nous reposerions avant l’ascension du sommet. Alors, je me suis dit : « Génial. C’est très bien. » Eh bien, après quatre ou cinq heures, je lui demande : « Hé, Conrad. Est-ce qu’on est presque arrivés? » Il me répond : « Oui, tu vois cette crête là-bas? Nous allons la traverser. » OK. Nous passons par-dessus la crête. Il dit ensuite que nous devons traverser la prairie devant nous. Mais attention, c’est une prairie dont on ne voit pas la fin. En fait, il faut aller vers l’est, encore vers l’est et toujours plus vers l’est. Deux heures plus tard, je relance Conrad : « Bon, voilà! C’est la fin de la prairie. Nous y sommes alors? » Non. Notre avenir comporte encore un champ de talus et un pont de neige. Mais nous devons continuer parce que nous sommes au milieu du territoire des ours. Impossible de s’arrêter pour se reposer.
Conrad savait que je voulais être le premier photographe noir à faire partie de l’équipe d’escalade de The North Face. Mais, après avoir marché 12 à 13 heures consécutives, Conrad m’a dit : « Si tu veux faire partie de l’équipe de The North Face, ce sera ça ta vie ». Il voulait probablement m’encourager. Mais, à ce moment-là, j’étais tellement épuisé que j’ai plutôt pensé : « Mais, qu’est-ce que je fais ici? Ça n’en vaut pas la peine. »
Enfin, nous finissons par arriver au camp de base. J’ai les pieds en compote. Je monte ma tente aussi rapidement que possible. Je suis encore en train de m’adapter à l’altitude, mais je me force quand même à manger un peu et à boire de l’eau. Nous avons ensuite une journée de repos. Le lendemain, nous nous réveillons à 1 h du matin pour l’ascension au sommet. Conrad dit que nous grimperons les quelque 3600 mètres jusqu’à la crête enneigée. Mais, après avoir jeté un coup d’œil, je me dis : « Tout ça n’a pas l’air sécuritaire ». C’est à peine plus large que quelques coussins de canapé et c’est là que nous allons grimper. Et nous n’avions ni crampons ni vrais pics à glace ni rien d’autre parce que c’était l’été et que ce n’était pas censé être une escalade de glace. Conrad dit alors : « Pas de problème, c’est facile. Il suffit de mettre un pied devant l’autre. Mais un faux pas signifie une chute de 4 000 mètres. »
Je regarde ce pont de neige et je ne sais pas si c’est la peur ou mon intuition de personne noire, mais je me dis : « J’ai un mauvais pressentiment. Je ne pense pas que nous devrions faire ça. » Je n’essaie pas de gâcher l’expédition, mais je ne veux vraiment pas y aller. J’ai peur. Je préfère être en sécurité plutôt que mort. Je suis peut-être la seule personne de toute ma famille à pouvoir changer notre vie financièrement. Je ne peux pas faire n’importe quoi et mourir ici. Si je meurs dans les montagnes, il n’y a aucune gloire pour moi. Trop de gens comptent sur moi.
Heureusement, Manoah et Max étaient tous deux d’accord. L’expédition a pris fin et nous sommes rentrés. Grimper pendant huit ou neuf heures, puis ne pas pouvoir continuer vers le sommet et devoir rentrer laisse toutefois un goût amer. Mais c’est là le problème de la culture en alpinisme, cette propension à toujours « Pousser » coûte que coûte. Puis des gens meurent.
On voit toujours l’adrénaline comme une « force qui nous pousse », mais, lors de cette excursion, l’adrénaline dure cinq ou six heures, et, dès que vous rentrez chez vous, vous vous effondrez. La tour Gallatin a été ma première montée en plusieurs relais et j’ai fait l’ascension de l’arête Skyline. Je suis toujours fier de ce que nous avons accompli et de ce que j’ai personnellement et mentalement surmonté pour y parvenir.
Après Granite Peak, nous nous sommes rendus chez Conrad à Bozeman jusqu’à Jackson Hole pour retrouver Jimmy Chin pour notre ascension du Grand Teton. À ce moment-là, je me sentais prêt pour le Grand Teton, car je savais que j’avais déjà connu des conditions plus difficiles. Et, même si je ne me préoccupais habituellement pas des personnes célèbres, j’étais un peu nerveux à l’idée de rencontrer Jimmy. J’espérais être un assez bon photographe pour gagner son respect.
Le Grand Teton est unique. Pour Granite Peak, nous avons dû rouler jusqu’au milieu de nulle part, puis marcher encore plus loin, toujours au milieu de nulle part. Mais ici, le Grand Teton est toujours à portée de vue. Il exige votre attention. Nous avons campé à l’extérieur chez Jimmy pour voir le Grand Teton sous les étoiles. Ici, je peux déconnecter. Je me sens plus proche de mes ancêtres et des personnes qui m’ont précédé. Je suis capable de revenir à mes instincts primitifs et à la volonté de ne pas mourir. Et tout me rappelle que je ne suis pas ici pour la gloire. C’est très important de me remettre dans cet état d’esprit avant de me lancer dans une autre ascension, surtout avec Conrad et Jimmy.
Je prétends qu’il n’y a pas de mal à ce que l’alpiniste moyen ou l’amoureux de l’arrière-pays ne mette pas sa vie en danger. Il n’est pas nécessaire de frôler la mort pour que cela en vaille la peine. Parce que, même si j’adore le plein air, quand il s’agit d’extrêmes, j’essaie encore de trouver ma place. Est-ce que j’essaie d’être le premier photographe noir à faire partie de l’équipe d’escalade de The North Face? Ou est-ce plus simple que ça, plus personnel?
À un moment, pendant la randonnée, j’ai vraiment dû faire le point avec moi-même et réfléchir à ma motivation. Grandir dans le quartier South Memphis est un exploit. C’est à la fois un endroit si dur et si magnifique. Mais cela m’a appris à écouter mon intuition et à me faire confiance. Je me rends compte que je ne peux m’aventurer dans les bois qu’avec Conrad, car le plein air est comme la vie qu’on m’a donnée; dure et impitoyable. Je veux toujours que Memphis soit fière de moi, car elle m’a donné les outils nécessaires à mon ascension : ma curiosité artistique, mes instincts et, finalement, ma relation avec Conrad. Il comprend le sentiment de culpabilité du survivant que j’éprouve.