NOUS VENONS DE L’EAU

REPORTAGE : KEITH MALLOY | PHOTOS : JEFF JOHNSON | ILLUSTRATIONS : JAMES JOHNSON | LIEU : MONTI BAY, YAKUTAT, ALASKA


Comment le surf relie une nouvelle génération de la tribu Tlingit de Yakutat à la mer et à son patrimoine.


Il est 8 h 10 lors en ce jeudi matin pluvieux et il n’y a personne sur les vagues. En regardant la plage de haut en bas à travers le brouillard et la bruine, nous n’apercevons que du bois de grève, idéal pour un petit feu tôt le matin. Comme leurs combinaisons de plongée sont encore humides du surf d’hier, les enfants s’habillent près du feu, mais, après une minute ou deux, ils se mettent déjà à transpirer. Quelques jeunes ont besoin de deux adultes pour les aider à enfiler l’épaisse combinaison en néoprène par-dessus leur tête. D’autres jeunes surfeurs se retrouvent dans des combinaisons trop grandes, mais ils s’en sortiront. L’eau n’est pas aussi froide qu’on pourrait le croire dans le sud-est de l’Alaska. Pendant l’été, le courant marin en provenance du Japon augmente la température de l’eau à quelque 18 degrés. 



“LORSQUE NOUS ACCÉDONS À L'EAU, NOUS FAISONS ATTENTION À NOTRE INTENTION ET À NOTRE ÉNERGIE. TOUT CE QUE NOUS SOMMES VIENT DE L'EAU, ET EN TANT QUE COMMUNAUTÉ DE PÊCHEURS, NOUS AVONS UN GRAND RESPECT POUR L'OCÉAN.”


Les enfants ont entre sept et huit ans et certains sont en âge d’être au secondaire. Certains sont frères et sœurs, d’autres, cousins. Certains des enfants sont des visiteurs dont les parents ont grandi ici à Yakutat et sont de retour pour l’été. La communauté de Yakutat est majoritairement composée de Tlingits, des peuples autochtones de la côte nord-ouest du Pacifique. Gloria Wolfe, qui dirige le camp de surf, est Tlingit, et elle est née et a grandi à Yakutat. Elle est mère de deux garçons qui sont au camp et travaille également au Centre de santé communautaire et de bien-être autochtone. Elle est également maître nageuse. Avant que les enfants n’entrent dans l’eau, Gloria les rassemble autour du feu avec les instructeurs, les parents et d’autres aînés de la communauté pour les avertir et les rassurer. Chaque jour, Gloria et le reste de l’équipe prennent le temps de mettre les enfants dans le bon état d’esprit avant qu’ils n’entrent dans l’eau, afin qu’ils puissent se renouer à leur identité Tlingit et à la signification culturelle de l’eau tout en apprenant les rudiments de la sécurité océanique. Il y a beaucoup de dangers ici. Aujourd’hui, des troncs d’arbres et des racines se trouvent sur la grève : Les marées sont extrêmes, les vagues sont grosses et l’eau est froide.


fish artwork


Je sais que la mer a fait subir plusieurs pertes à cette communauté. C’est pourquoi il est important pour tous les gens qui sont sur la plage que les enfants entendent parler des expériences des aînés et comprennent les conditions de l’eau. La mère d’un des campeurs m’a dit que son père était mort en mer, c’est pourquoi elle hésitait à laisser aller ses enfants dans l’océan. Toutefois, comme il y a beaucoup d’instructeurs et de parents, elle a décidé que c’était la bonne façon de le faire. « Lorsque l’on pêche, on peut se retrouver à demander de l’aide en un instant et il faut compter pleinement sur son entraînement », ajoute Ralph Wolfe, le mari de Gloria, qui est pêcheur, et, aujourd’hui, un instructeur du camp.

« L’eau est un esprit très fort et elle affecte tout ce qui se trouve sur cette planète », rappelle Gloria aux jeunes surfeurs qui ajustent leurs combinaisons de plongée. « Lorsque nous entrons dans l’eau, nous devons faire attention à notre intention et à notre énergie. Tout ce que nous sommes provient de l’eau et, en tant que communauté de pêcheurs, nous avons un grand respect pour l’océan. »

Je me souviens de la première fois que nous avons organisé le camp, à quel point c’était émouvant de voir tous ces enfants dans l’océan. Je voulais pleurer de bonheur de voir les enfants s’épanouir et grandir. Gloria résume ainsi : « C’était tellement nécessaire, non seulement à cause de la COVID-19, mais aussi en tant que groupe de personnes autochtones qui vivent un éveil. Ça nous affecte beaucoup d’entendre parler de tous ces pensionnats où se trouvent tous ces enfants... Ma grand-mère est allée au pensionnat et son traumatisme est en moi. Elle n’a jamais eu l’intention de me donner ça. Tous ces enfants autochtones sont confrontés à des traumatismes générationnels d’une manière ou d’une autre, que ce soit quelque chose que le monde entier reconnaisse ou non. »  



En plus d’apporter des planches à surf et des combinaisons de plongée pour enfants au camp de cette année, mon ami Eddie Donnelan et son collègue Tim Gras, co-fondateurs de la MeWater Foundation, font profiter les enfants de leur expérience de travail avec les jeunes à risque dans la région de la baie de San Francisco. Je connais Eddie depuis longtemps et j’ai fait du bénévolat avec les enfants lorsqu’il a mis sur pied la fondation MeWater à Santa Barbara où je vis. Bien que les enfants de Yakutat soient confrontés à des risques différents de ceux de San Francisco, les bienfaits thérapeutiques d’être dans un environnement naturel ont toujours des retombées.  

« Eddie et moi avons commencé à travailler pour une agence de santé mentale il y a 20 ans et nous avons constaté à quel point l’océan et un milieu sauvage peuvent être bénéfiques pour les enfants et les adultes qui vivent des traumatismes ou des défis dans leur vie », explique Tim. Quand on se trouve dans l’océan, les vagues se brisent autour de soi et on doit être dans le moment présent. Il s’agit d’un outil qui permet de se vider l’esprit et d’appuyer sur le bouton de « réinitialisation ». Sans oublier que le surf est toujours une activité récréative. C’est une façon formidable de profiter de l’environnement naturel et ça permet aux jeunes de développer leur confiance et leur indépendance. 

Comme les enfants ont hâte d’entrer dans l’eau, Eddie, Tim, moi et quelques autres leur donnons rapidement nos instructions de surf. Finalement, ils partent. Certains des plus jeunes enfants attrapent des planches de surf horizontal et partent en courant. Certains des plus petits vont main dans la main avec un instructeur sur de longues planches et la plupart des enfants plus âgés prennent sans hésitation une planche et pagaient vers le large. Pour bon nombre de ces enfants, il s’agit de la troisième année au camp de surf. Le Yakutat Surf Club, tel qu’il s’appelle officiellement sur les affiches et les t-shirts du camp, a été fondé en 2019 pour aider les enfants de la région à surfer sur les petites vagues incroyables de Yakutat. Gloria me dit que, avant la mise sur pied du camp, certains enfants venaient jouer dans l’eau jusqu’à ce qu’ils commencent à claquer des dents, ce qui peut prendre seulement une heure, même lorsque le temps est ensoleillé. 


“LES CALIFORNIENS NE CONSIDÈRENT PAS ÇA COMME UN JOUR DE PLAGE. C'EST DUR ET FROID, ET IL Y A UN PEU DE HOULE - MAIS ON SORT PRATIQUEMENT LES ENFANTS DE L'EAU POUR LE DÉJEUNER.”


Mais, avec des combinaisons de plongée, les enfants sont sur la plage toute la journée. C’est génial de les regarder : Certains sont dans la mer et se font balayer par les vagues, d’autres jouent dans les petites mares d’eau de mer laissées par les marées pendant les huit heures du camp de jour. Pour les gens de la Californie, une telle journée ne serait pas considérée comme une journée à la plage. Le temps est dur et froid et les vagues sont hautes, mais nous devons presque traîner les enfants hors de l’eau pour le dîner, un repas maison fourni par certains parents. Aujourd’hui, c’est un ragoût de porc à l’ananas sur du riz que l’on apprécie autour du feu de bois de grève. 


frog artwork


Toute la communauté se manifeste de différentes façons tout au long de la journée, qu’il s’agisse d’aider les enfants à s’habiller le matin, de servir le dîner ou de nettoyer la plage à la fin de la journée. Dans la communauté Tlingit de Yakutat, les enfants sont élevés par toute une ville de tantes et d’oncles, comme le dit Gloria : « Nos enfants sont aimés et élevés par tous. »  

Dans les petites villes éloignées, les enfants sont souvent coincés à l’intérieur avec leur téléphone et leurs jeux vidéo. Et la COVID-19 a fait en sorte que de nombreuses activités de loisirs ont été annulées. Grâce au surf, les enfants ont l’occasion de jouer dehors, de rester en contact avec leur culture et de se voir de façon différente.

À la fin de la journée, au moment de ramasser les combinaisons de plongée, les bottillons et les planches avec tous les parents (et les oncles et les tantes), on sent une joie palpable dans les histoires que les enfants racontent sur la journée. Ils rient de s’être fait marteler par les vagues et célèbrent les victoires de chacun. Ils sont épuisés, mais impatients de revenir au camp du lendemain. 



Gloria et Ralph restent derrière pour s’assurer que tous les campeurs sont en mesure de rentrer à la maison. « Ce camp est une véritable bénédiction. Certains de nos jeunes qui n’ont peut-être pas encore trouvé leurs forces l’ont trouvée en surfant. Il s’agit peut-être de leur donner un exutoire pour l’avenir lorsqu’ils ne savent pas où aller et ils peuvent simplement aller à l’eau et surfer », explique Ralph. 

« Lorsque nous travaillons avec nos jeunes, nous essayons toujours de renforcer cette base de fierté culturelle », ajoute Gloria. « Nous voulons qu’ils sentent vraiment que c’est incroyable d’être de Yakutat. Et c’est incroyable d’être Tlingit, et nous devons célébrer les compétences et les cadeaux que nous avons. »