79 millions plus nombreux
ALORS QUE L'UNE DES PLUS GRANDES BATAILLES ENVIRONNEMENTALES DE L'HISTOIRE FAIT RAGE, CETTE ANNÉE POURRAIT ÊTRE LA MEILLEURE SAISON DE SAUMON DE L'HISTOIRE DE LA BAIE DE BRISTOL.
Les mains de Sammy Steen pendaient comme des griffes à côté des imperméables orange sales. Les trois pêcheurs de saumon qui constituaient son équipage venaient de sauter de la barque et avaient franchi les 200 mètres les séparant de la rive les pieds dans la boue de marée jusqu’aux chevilles. Ils tournaient maintenant en rond l’air hébété dans leur camp à Nushagak Point, en Alaska. Il était midi, le huit juillet. Les hommes travaillaient 24 heures par jour par quarts de 12 heures depuis deux semaines. Ils avaient terminé leur quart de travail. Le prochain commencerait à minuit. Steen fit une grimace en retirant les gants de caoutchouc qui comprimaient ses mains. « Nos mains ne fonctionnent pas en ce moment », déclara-t-il, en les soulevant dans les airs comme pour montrer les ravages causés par d’innombrables heures passées à ramasser des milliers de poissons dans les filets maillants. Un de ses doigts déchiquetés était tellement rouge et boursouflé autour son alliance qu’on aurait dit qu’il allait éclater. « Mais nous essayons de nous détendre un peu en ce moment pour cette prochaine sortie qui sera la dernière », déclara-t-il. « Nous essayons simplement de vivre notre meilleure saison de tous les temps. »
La « saison » était la pêche commerciale annuelle au saumon sockeye de Bristol Bay, une course effrénée à laquelle se livrent 2 400 équipages de petits bateaux pour s’emparer du plus grand nombre de poissons pendant leur migration de l’océan à la rivière qui dure un mois. Pour Steen, âgé de 37 ans, un pêcheur au filet maillant de deuxième génération ayant passé tous ses étés sur une des plages les plus productives de la pêche au filet la plus productive au monde, vivre la meilleure saison de tous les temps n’était pas peu dire.
Bristol Bay est un bras de la mer de Béring dans le sud-ouest de l’Alaska, mais le nom est plutôt évocateur d’une région sauvage vierge plus vaste, aussi grande que le Kentucky, qui comprend d’innombrables rivières, des lacs immenses, deux parcs nationaux, deux refuges nationaux pour la faune, le plus grand parc d’État du pays, quelques petits villages et aucun accès routier.
La plupart des quelques milliers de résidents de la région sont des autochtones Yupik et Dena’ina, dont les familles vivent ici depuis des milliers d’années et pour lesquels le saumon est un élément fondamental de la vie, de la culture et de l’esprit. Dans la langue Yupik, le mot pour poisson – neqa – désigne également la nourriture.
Cependant, 25 000 personnes viennent ici en été pour attraper, transformer et expédier la moitié de l’approvisionnement mondial en saumon sockeye pour une industrie d’une valeur annuelle de 2 milliards de dollars. Des milliers d’autres personnes viennent faire de la pêche sportive, observer les ours et profiter de la rare chance de contempler un écosystème pleinement fonctionnel.
Nushagak Point est un endroit éphémère, un de ces petits hameaux où l’été précaire, la multitude de poissons et un ensemble hétéroclite de personnages qui viennent ici autant pour l’un que l’autre s’entrecroisent pendant six semaines intenses, puis disparaissent.
Les pêcheurs arrivent vers le premier juin. Ils réparent les bateaux et les filets, ils initient les nouveaux membres des équipages et les plus vieux se racontent leur vie depuis l’été dernier. Il y a des barbecues festifs pour célébrer la capture des premiers poissons : des feux de camp, du whisky, et des cigarettes roulées à la main. « Il y a beaucoup de travail à faire pour arriver ici », dit Steen. Il fait le voyage depuis le Colorado. Ce travail implique « la planification, l’achat, l’expédition, l’équipage, les voyages. Mais, une fois rendu ici, c’est comme une famille. »
C’est une famille éclectique. En faisant le tour de la baie, on trouve un échantillon aléatoire de métiers inusités hors saison comme un tondeur de moutons, un producteur de musique, un chef, un guide de pêche à la mouche du Chili, un fournisseur d’arbres de Noël de Manhattan, un créateur de mode d’Indonésie, un dirigeant d’entreprise, un trappeur, un débardeur et un artiste dont la petite amie est une actrice célèbre. Des groupes religieux et des familles immigrantes pêchent en équipes. Il y a un nombre disproportionné d’enseignants et de fanatiques de ski, et une quantité incroyable de tatouages. Puis il y a les gens locaux qui habitent Bristol Bay toute l’année. C’est un peu comme mélanger l’agriculture biologique à la série télévisée Deadliest Catch et au populaire événement culturel Burning Man. Chaque camp et chaque bateau où on vit à bord est une émission de téléréalité non filmée.
Les pêcheurs peuvent obtenir 80 % de leur prise en seulement quelques jours de bonne pêche, et personne ne veut interrompre le spectacle. « C’est la seule chose qui nous rend anxieux », dit Steen au sujet du travail de préparation en début de saison, « S’assurer que tout est réglé au quart de tour afin que rien ne déraille si le spectacle devient chaotique. »
Même après avoir tout vérifié et revérifié, il y a toujours un risque. La grosseur des migrations atteint des sommets et des creux au cours d’une décennie et les prix fluctuent également, passant de 0,50 $ la livre une année à peut-être 1,50 $ l’année suivante. Donc, si vous n’attrapez que 50 000 livres de poissons pendant une moins bonne année, il peut être douloureux de faire les calculs après les dépenses. Mais attrapez 300 000 livres de poissons et vous obtenez un bon prix, votre petit équipage peut se partager un demi-million de dollars.
Les poissons arrivent par petits groupes tout au long de juin, puis, inévitablement, la horde se déplace. En 2022, elle est arrivée le 29 juin. Sarah Braund, une autre pêcheuse de longue date de Nushagak Point, a décrit la journée comme parfaitement calme, « mais l’eau était vivante et elle ondulait. À cause du poisson. Vous marchiez dans l’eau et les poissons se heurtaient à vos jambes! Je ne voulais pas mettre mon filet à l’eau. »
Mais il faut le mettre à l’eau. « Il n’y a pas de pitié après ça », a ajouté Steen, « c’est manger, dormir, pêcher. »
Les saumons de Bristol Bay sont d’origine purement sauvage. Nés dans les rivières et les lacs, ils migrent vers l’eau salée après un an ou deux. Ils passent deux ou trois années en mer et reviennent ensuite à l’eau douce dans l’un des plus grands mouvements de biomasse sur la planète. Des dizaines de millions de boulets argentés d’environ 2,5 kilos remontent la rivière, mus par une mission sacrificielle pour retrouver le plan d’eau dans lequel ils sont nés. Rendus à l’endroit recherché, ils vont frayer et mourir, leurs corps se transformant en engrais océanique pour une terre affamée. Les cours d’eau, les forêts et d’innombrables bestioles, comme les ours, les insectes et les oiseaux, dépendent de chaque génération de saumon, et vice versa.
"IL Y A PLUS DE SAUMONS QUI REVIENNENT DANS LA BAIE DE BRISTOL AUJOURD'HUI QU'À N'IMPORTE QUEL AUTRE MOMENT AU COURS DES 1000 DERNIÈRES ANNÉES."
Ce phénomène se produit chaque année de façon durable, gratuitement. De plus, il y a probablement plus de saumons qui reviennent à Bristol Bay aujourd’hui qu’à n’importe quelle autre période des 1 000 dernières années. Les dossiers modernes et l’analyse des anciens sédiments de lac démontrent que la grosseur des migrations a fluctué, passant de près de 3 millions de poissons à des pics d’environ 50 millions. Cependant, depuis 2014, la migration a dépassé les 50 millions de poissons chaque année. En 2022, 79 millions de saumons sockeye ont remonté leur rivière – du jamais vu.
Fait incroyable, les pêcheurs ont recueilli 75 % de la montaison. Cela semble paradoxal. Comment pouvez-vous tuer une si grande partie d’une population et la voir revenir plus forte que jamais? L’État de l’Alaska gère la durabilité en utilisant les principes de la théorie de l’échappement. C’est-à-dire que les pêcheurs tendent leurs filets uniquement après qu’une quantité suffisante de saumons se soient « échappés » de la baie dans les rivières, et suffisamment pour reproduire le total. Par la suite, la progéniture de cette incroyablement prolifique migration n’a pratiquement pas de concurrence en matière de nourriture et d’habitat, de sorte que de quatre à dix des saumons adultes qui reviennent peuvent provenir d’une seule femelle ayant frayé. « C’est le principe », affirme le docteur Daniel Schindler de l’Université de Washington, dont le département étudie les migrations de saumon depuis 75 ans. « Les pêcheries sont autorisées à se servir uniquement dans le surplus, mais jamais dans la montaison principale. »
Toutefois, selon M. Schindler, quelque chose d’autre a fait grimper la taille des migrations à des niveaux extraordinaires. Au cours des 40 dernières années, le réchauffement climatique a entraîné une fonte prématurée des glaces au printemps et une gelée plus tardive en automne. Dans ce nouveau contexte, la saison de croissance des bébés saumons sockeye est plus longue, plus chaude et plus riche en nourriture, ce qui permet à un plus grand nombre de poissons de survivre durant ce stade précoce de leur vie lorsqu’ils sont plus vulnérables. Pour ces chanceux, les changements climatiques sont bénéfiques.
Cependant, lorsqu’on lui demande si des températures aussi élevées risquent de devenir inconfortables, M. Schindler se montre réticent. « Vous voulez savoir si un tel réchauffement peut être une bombe à retardement qui pourrait éventuellement exploser? Je ne sais pas. » La tendance au réchauffement se poursuivra certainement, et la nature a toujours vu de grandes fluctuations de population, mais le résultat final est encore trop nébuleux.
Pendant ce temps, les gens qui gagnent leur vie grâce à ces créatures sauvages respectent profondément l’interconnexion de cet écosystème, et c’est pourquoi l’une des plus grandes batailles de conservation du 21e siècle fait partie de ce récit.
"46 % DE LA RÉCOLTE MONDIALE DE SAUMON ROUGE PROVIENT DE LA BAIE DE BRISTOL."
En 2001, j’étais guide de pêche à la mouche à King Salmon, une ville carrefour au bord de la rivière Naknek. Il y avait là un bar qui ressemblait un peu à celui de Star Wars, où un groupe de guides, de pilotes de brousse et de pêcheurs commerciaux se réunissaient. Il y avait des tables de billard, un jeu de galets, Willie Nelson chantait sur le juke-box, beaucoup de cris, beaucoup de testostérone, et un ours brun qui passait occasionnellement devant la fenêtre. Un soir où nous étions tous assis ensemble, une amie guide nous raconte qu’elle avait récemment survolé une zone au nord du lac Iliamna. « Avez-vous vu ce qui se passe là-bas? Ces camps, ces foreuses et ces hélicoptères? » Nous ne savions rien. « Apparemment, ils exploitent de l’or. Ou ils en cherchent ou quelque chose du genre. »
Ce qu’elle avait vu, et ce qui a alimenté les conversations autour de la table ici depuis, c’était l’exploration précoce du gisement de Pebble : 100 millions d’onces d’or et 80 milliards de livres de cuivre sous la toundra aux sources des rivières Kvichak et Nushagak, deux bassins hydrographiques qui produisent ensemble la moitié de tout le saumon sockeye de Bristol Bay. Pour extraire ces minéraux, la société étrangère Pebble Partnership, a proposé l’élaboration d’une des plus grandes mines à ciel ouvert au monde. Pebble propose également la construction de barrages en terre aussi hauts que des gratte-ciel pouvant contenir 11 milliards de tonnes de déchets toxiques, de nouveaux gazoducs pour l’électricité et des routes à travers les aires de nature sauvage jusqu’à un nouveau port, ce qui ouvrirait la région à d’autres développements sur les concessions minières adjacentes.
L’idée d’un district minier au beau milieu de la pouponnière de saumons de Bristol Bay a suscité une profonde consternation, car l’exploitation à ciel ouvert est particulièrement destructrice dans les environnements humides. Le corps minéralisé, mis à jour lors du creusement, interagit de façon chimique avec l’atmosphère et entraîne la création de composés mortels pour la vie organique. Et le processus d’extraction du métal de la roche nécessite souvent l’utilisation de produits chimiques comme l’arsenic, le cyanure et le mercure.
Les mines sont permises en fonction de la façon dont elles proposent de traiter ces sous-produits, à perpétuité, et c’est ce qui peut vraiment gâcher les choses. Si l’une de ces toxines s’infiltre dans la nappe phréatique adjacente, que ce soit par accident de bonne foi ou par défaillance catastrophique, le saumon en sera la première victime. Des exemples de catastrophes minières fluviales s’étant produites durant ce siècle en Colombie-Britannique, en Amazonie, en Sibérie et ailleurs prouvent la démesure du confinement perpétuel.
“NOUS AVONS RECONNU TRÈS TÔT QUE SI NOUS NE TRAVAILLONS PAS ENSEMBLE... NOUS ALLONS PERMETTRE CETTE MENACE.”
Il ne vaut pas la peine de prendre un tel risque selon 80 % des résidents de Bristol Bay et une coalition diversifiée d’organisations tribales, commerciales, environnementales et gouvernementales. Peter Andrew est un résident, un pêcheur commercial et un membre du conseil d’administration de la puissante Bristol Bay Native Corporation. Il fait partie de ces innombrables militants qui travaillent sans relâche pour protéger leur terre natale. « Nous avons très vite compris que, si nous ne travaillons pas ensemble – les pêcheurs commerciaux, les pêcheurs sportifs, les pêcheurs de subsistance et les personnes qui comptent sur cette ressource protéique dans le monde entier –, nous allons permettre cette menace. Nous devrons vraiment travailler fort, et c’est ce que nous avons fait.
Par contre, ce fut un parcours riche en émotions », dit-il. Tout comme le forage pétrolier dans l’Arctique ou l’abattage des arbres en Amazonie, le problème est devenu une cause internationale célèbre, opposant les valeurs saines de la pêcherie et de la nature sauvage vierge dans la région contre le métal nécessaire à la fabrication de machines et de gadgets. La situation a entraîné une politisation de haut niveau. Le président Obama s’est lui-même rendu sur place en 2015, et son Agence de protection de l’environnement a utilisé la Loi sur l’eau propre pour interdire de façon préventive l’exploitation minière à grande échelle. L’administration Trump a annulé cette décision, mais a par la suite porté un coup dur à la mine en refusant sa demande initiale de permis. Actuellement, l’administration Biden cherche à rétablir les protections plus larges mises en place par l’EPA d’Obama.
« Cela protégera Bristol Bay pour le moment, mais l’avenir dépendra de la prochaine administration », indique Andrew. « Tant que ce métal est dans le sol, les gens le voudront. La prochaine étape majeure consiste donc à trouver une solution pour une protection permanente. »
AlexAnna Salmon, administratrice d’Iguigig, un petit village situé le long de la rivière Kvichak non loin du quartier minier proposé, est du même avis. Elle songe à la possibilité d’un rachat par le gouvernement fédéral des droits miniers détenus par l’État : « Il ne s’agit pas seulement des intérêts de l’État [de l’Alaska], surtout compte tenu de notre souveraineté tribale, cette nourriture qui est expédiée partout dans le monde, les gens qui pêchent ici. C’est une question beaucoup plus vaste. Nous allons donc devoir demander l’attention du gouvernement fédéral. »
52 % DU RÉGIME ALIMENTAIRE ANNUEL D'UNE FAMILLE AUTOCHTONE MOYENNE D'ALASKA EST CONSTITUÉ DE SAUMON SAUVAGE PÊCHÉ LOCALEMENT.
L'eau de la Kvichak est propre et claire, comme du H2O pur. Iguigig dispose d'une usine de traitement de l'eau, mais les habitants la préfèrent directement de la rivière. "Si vous avez l'eau, vous aurez tout le reste", dit Salmon.
Elle et sa sœur, Christina, sont debout devant une table de coupe en contreplaqué au bord de la rivière devant la ville. Comme les familles de Bristol Bay, elles se réunissent en juillet pour « mettre en réserve » suffisamment de poissons pour toute l’année. Les fils adolescents sortent les poissons des filets en aval de la rivière, puis les apportent par bateau aux sœurs qui les découpent. Un groupe de jeunes enfants tournent autour de la table. « Les plus petits passent beaucoup de temps dans l’eau près de la table de coupe, dit Salmon, à jouer avec de petits poissons, à regarder les oiseaux, ils commencent à comprendre l’écologie. Ils observent aussi les enfants plus âgés et commencent à acquérir un sens d’éthique du travail et de fierté, à comprendre l’importance de ne pas gaspiller, de savoir de quoi nous avons besoin. » La lame courbée de son ulu glisse le long de l’épine dorsale d’un saumon sockeye, révélant une chair rouge brillante. Le poisson sera suspendu dans un fumoir. Ou il sera congelé ou mis en pot. « C’est aussi en tant que mère que j’ai appris à calculer précisément le nombre de pots dont j’ai besoin pour passer l’hiver et j’ai la satisfaction de savoir qu’il n’y a rien de plus sain pour nourrir mes enfants. Vous voulez vous sentir valorisée, aimée et vous voulez que vos enfants aient aussi un sentiment de liberté... Lorsque le saumon revient à la rivière Kvichak, c’est le bien-être. C’est le cycle et la relation dont vous faites partie. »
Le travail minutieux exposé à leur table transcende clairement la simple collecte de nourriture, mais Salmon s’empresse d’éviter toute sentimentalité. « Vous savez, peu importe d’où vous venez. Lorsque vous venez ici, vous reconnaissez immédiatement à quel point c’est important. Les liens profonds que nous entretenons racontent une belle histoire, bien sûr, mais il vous suffit de comprendre la pointe de l’iceberg : nourriture, eau, environnement propre. »
La marée de fin de soirée arrive et, à bord du Lucky Bear, un bateau de 32 pieds avec des filets maillants dérivants, Peter Andrew passe en mode chasseur de poissons. Andrew est un grand homme avec un très grand sourire. Il a 59 ans et il s’agit de sa 51e année de pêche. Si, comme tout le monde, il est épuisé par la saison, il s’amuse tout de même encore. Il mentionne à peine le mauvais temps de la soirée. « Toutes mes dépenses d’investissement sont payées, je n’ai donc pas le même stress que certains de ces gars! », dit-il, en désignant un des bateaux de pêche parmi les quelques centaines qui naviguent près de nous. « Vous voyez ce bateau? Il vaut 1,2 million de dollars. Son propriétaire ne peut JAMAIS. ARRÊTER. DE PÊCHER! » Le bateau semble en effet beaucoup plus luxueux que le Lucky Bear.
Tout comme Andrew, les trois hommes qui font partie de son équipage vivent dans la région et ils sont originaires des villages situés le long des rivières Nushagak et Togiak. En levant l’ancre, ils se dirigent vers le large et se mettent à examiner l’horizon de tous les côtés. « Vous essayez toujours de déchiffrer l’eau à l’horizon pour savoir où les poissons se trouveront », explique Andrew. « Nous cherchons ceux qui sautent. Vous pouvez en voir un, puis plus rien. Et, soudainement, vous pourriez voir tout un banc de poissons. Un peu comme le thon : des centaines ou des milliers de saumons qui sautent en même temps! »
Andrew continue, espérant voir un signe de la présence des saumons dans l’eau grise. Dans la cabine, les gars discutent entre eux et se disent étonnés de constater à quel point les pêcheurs sont bien payés depuis quelques années. Compte tenu de l’abondance de poissons, on pourrait s’attendre à ce que les prix baissent, mais la triste vérité c’est que, à part le saumon sockeye de Bristol Bay, il n’y a presque plus de saumon. D’autres secteurs fertiles du Pacifique Nord où le saumon se trouvait en abondance – le golfe de l’Alaska, le sud-est de l’Alaska, la Colombie-Britannique – sont en baisse et l’habitat du saumon a disparu ou est de plus en plus rare partout au sud de ces régions.
« Ici, nous sommes à l’extrême pointe de l’hémisphère occidental, dans un des derniers environnements sauvages vierges, et nous devons nous battre contre les sociétés minières », déplore Andrew. « Il ne restera plus rien si nous perdons. »
Sur le pont, les appels des membres de l’équipage qui voient les saumons sauter sont de plus en plus fréquents et Andrew donne l’ordre de déployer le filet. La nuit tombe et les flotteurs à mailles blancs se démarquent derrière la poupe. Et, soudainement, illuminés par un des projecteurs du pont, 79 millions de têtes et de queues apparaissent prêtes à passer dans le filet.